A Louise Védrine
Mon amour,
2 septembre
C'est donc la connerie qui a triomphé. Je pars cette nuit à cinq heures. Le Castor m'accompagne jusqu'à une place nommée Hébert, porte de la Chapelle. Au milieu de cette place il y a un réverbère, autour de ce réverbère il y a des gendarmes et ces gendarmes m'expédieront par une gare de marchandises qui est à deux pas de là. Mon amour, je ne crains pas pour ma vie, je n'ai même pas peur de m'emmerder et je ne plains pas trop le bon Castor qui est tout courageux et tout parfait, comme toujours. Ce qui me déchire le coeur, c'est ta petite douleur solitaire, là-bas, à Annecy. C'est de partir sans t'avoir revue en emportant deux ou trois toutes petites photographies de toi où tu n'es même pas trop visible. Mon amour ça ne serait pas très différent en apparence si tu étais là mais on aurait vécu la fin de tout ceci ensemble et ce serait un lien de plus. Mais ce n'est ni ta faute ni la mienne, pauvre petite merveille. Et puis écoute : je te reviendrai. Je ne cours aucun danger, je suis un fidèle, tu sais, et tu me retrouveras dans un temps donné, tout juste pareil à celui que tu as quitté à Annecy sur la place de la gare. Rien ne peut nous changer, mon amour, ni toi, ni le Castor, ni moi. C'est une sale histoire dans notre vie, mais ça n'est pas la fin de notre vie. Il y aura une paix et un après. Je t'écrirai dès demain mon cher, cher amour, je te dirai comment ça s'arrange pour moi. Et ensuite je t'écrirai le plus souvent possible, peut-être tous les jours. Je vais dormir trois ou quatre heures à présent. Mais je voudrais que tu saches que je t'aime passionnément et pour toujours. Au revoir ma pauvre petite merveille. J'imagine comment c'est à Annecy et le coeur m'en faut, mais ça aussi n'aura qu'un temps et puis le Castor me charge de te dire qu'elle ira te voir avant la fin de septembre, peut-être même dès que des communications seront rétablies.
Adieu, je t'embrasse sur tout ton petit visage*.
* C'est la dernière lettre de Sartre conservée par Louise Védrine, que ses parents ont emmenée à l'étranger dès les premiers jours de guerre.